"Grâce et dénuement", Alice Ferney, Actes Sud, 1997

Grace-et-denuement.jpg      Quatrième de couverture :

 

Dans un décor de banlieue, une libraire est saisie d'un désir presque fou : celui d'initier à la lecture des enfants gitans privés de scolarité. Elle se heurte d'abord à la méfiance, à la raillerie et au mépris qu'inspirent les gadjé. Mais elle finit par amadouer les petits illettrés, en même temps qu'elle entrevoit le destin d'une famille sur laquelle règne une veuve mère de cinq fils. Dans ce troisième roman, récompensé par le prix " Culture et bibliothèques pour tous ", Alice Ferney excelle à faire entendre les voix intérieures de ses personnages, leurs sentiments inavoués, leurs désirs brimés, leurs solitaires affrontements avec la fatalité.

 

D’abord, je tiens à remercier Guy (du groupe de lecteurs « A livre ouvert ») de m’avoir prêté son livre. J’avais vu une pièce de théâtre, "Gadji!", à la Maison Pour Tous Jean Moulin au Mans, inspirée du roman d’Alice Ferney avec des musiques et des chansons que je connaissais déjà grâce au coffret de deux C.D. : « Road of the gipsies ». Ce spectacle était proposé par l’association "Voyageurs 72" lors des Semaines d’Education Contre le Racisme en mars 2010.

"Gadji !" est tirée du livre "Grâce et dénuement" d'Alice Ferney. C'est une pièce de théâtre qui comporte du chant et de la danse. Des morceaux de musiques traditionnelles tsiganes y sont également joués.

"Gadji !" est un spectacle musical où se mêlent le théâtre et le chant, les rires et les larmes, le monde adulte et celui de l'enfance... Une tranche de vie au milieu des caravanes et l'odeur d'un feu de bois. Une tranche de vie dans laquelle Esther, jeune bibliothécaire, tente de s'immiscer pour raconter des histoires aux petits voyageurs et convaincre leurs parents de les emmener à l'école...
La rencontre de deux univers, de deux cultures, de deux cœurs...

Contact : Muriel Guiton - Théâtre d'Ici ou d'Ailleurs - T 06 34 37 43 75
http://www.myspace.com/theatredicioudailleurs

 

Pour écouter une des musiques reprises dans ce spectacle, vous pouvez cliquer sur le lien ci-après (je ne l'ai pas trouvée sur Deezer…) :

http://www.youtube.com/watch?v=6pl1vPn1_Ts

 

 

 

Les personnages centraux de cette histoire sont Angéline, la matriarche du campement, et Esther, une libraire venant lire des livres aux enfants le mercredi en fin de matinée.

 

Angéline est bien campée sur ses deux jambes. Sage (pas toujours) et joyeuse (pas toujours non plus). Elle me rappelle le personnage de la vieille femme noire dans le roman "Ouragan" de Laurent Gaudé (voir dans les livres présentés le 28 janvier 2011 par Clémence, sur ce blog... (Je ne sais pas encore coller de lien ! Help !)). Page 13 :

« Elle était joyeuse et plus que les autres, comme si, l’âge gagnant, elle avait fini par comprendre que la joie se fabrique au-dedans. »

 

Angéline a aussi des côtés un peu plus sombres, dans le début de l’extrait suivant. L’auteur fait ensuite la description d’une séance de lecture particulièrement mouvementée, qui annonce déjà des drames à venir. Alice Ferney procède par touches, prépare son lecteur à sa façon, tisse son écriture délicatement pour raconter ce que la vie peut avoir de cruel et de douloureux. Pages 75 à 79 :

« Les enfants, dit Angéline un peu plus tard en regardant son fils hébété qui lançait des coups de pied dans les cailloux, les enfants ils nous sortent du ventre, mais c’est tout ce qui est sûr. Ce qui court dans leur sang, on n’en sait rien. Et les arranger comme on veut, c’est pas la peine d’y compter, ils en font jamais qu’à leur tête. Elle secoua la sienne. Je suis fatiguée, dit-elle, c’est l’hiver qui durcit, et quand ça durcit, les vieux s’en vont. Tu ne sais pas ça, toi ! dit-elle en prenant le bras d’Esther. J’ai vu un corbillard avec des chevaux, dit-elle. Esther s’étonna, elle n’aurait pas cru que cela existait encore. Je l’ai vu, répéta la vieille. Tu voudrais des chevaux pour ton corbillard ? Non, dit Esther, je serai morte, je n’aurai plus besoin de chevaux. On est pareilles, dit la vieille. Mais c’est beau, dit-elle.

     Par quoi commence-t-on aujourd’hui ? demanda Esther le mercredi suivant. Les enfants attendaient qu’elle propose. Elle énuméra des titres. Boucles d’or et les trois ours. On l’a déjà lu ! s’écrièrent les grands. La Princesse et le petit pois. Le roi grenouille. Baba l’ogresse. Jeannot-loup et le cruel Albert. Personne ne voulait le même livre. Ils commencèrent à se disputer. Ta gueule ! disait Anita. Grosse conne ! disait Sandro. Ne parlez pas comme ça ! suppliait Esther en riant. Mais, dit Anita, il me… Je ne veux rien savoir, dit Esther. Elle demeurait en retrait des discussions. Débrouillez-vous ! leur disait-elle. Il faut apprendre à convaincre. Et ne vous battez pas ! dit-elle. Car ils ne connaissaient que la loi du plus fort. Où est Michaël ? demanda Esther. Le voilà, dit Anita qui voyait venir son cousin. Il tenait dans les mains un poussin. Bonjour CoqCoq, dit-il (il adorait les poules et s’était mis à appeler Esther de cette façon). Le poussin pépiait de toutes ses forces. Sa minuscule tête jaune émergeait à peine entre le pouce et l’anneau des doigts. Les pépiements se mêlaient aux rires des enfants. Le garçon fit tournoyer son bras dans l’air pour étourdir son prisonnier. Le silence se fit, Esther crut le poussin mort mais il bougeait encore. Allez ! dit-elle à Michaël, rapporte le poussin et viens t’asseoir avec nous. L’enfant ne voulait pas lâcher son trophée. Esther insista. Il serrait plus fort chaque fois qu’elle lui demandait de lâcher. Elle se remit à lire. "La tempête faisait rage. Au milieu de la nuit, quelqu’un sonna à la porte du château. Allez ouvrir ! dit le roi." Michaël écoutait. Brusquement il jeta le poussin par terre d’un geste dégoûté. La pelote jaune s’écrasa dans la boue. L’animal pivota sur lui-même comme s’il cherchait l’air. Les enfants virent sa tête basculer doucement, puis les yeux se couvrir d’une membrane blanche. Qu’est-ce qu’il a ? dit Esther au garçon, il ne bouge plus. Il est peut-être mort, dit Michaël. On lit ! dit Anita. Attends, dit Esther, je parle avec Michaël. Tu lui as fait mal, dit Esther. Le garçon boudait. Voudrais-tu qu’on te fasse mal comme ça ? demanda Esther. Il secoua la tête. Alors, dit-elle, tu ne le fais à personne, ni aux animaux, ni aux enfants. Elle les regarda tous : Soyez gentils, dit-elle, frapper n’est pas le meilleur moyen. Ils ne disaient plus rien. Elle dit : Nous avons des mots, nous parlons. Mais pas avec les animaux, objecta Michaël. Les animaux comprennent aussi, dit Esther et de toute façon on ne brutalise personne. Qu’as-tu gagné ? demanda-t-elle. Tu n’as plus de poussin voilà tout, dit-elle. Je m’en fous, dit le garçon. Tu y réfléchiras tout seul, dit Esther et tu seras de mon avis : il n’y a ni sens ni beauté à avoir tué ce poussin. Bon ! s’impatienta Anita, quand est-ce qu’on va lire ? Mélanie regardait Michaël comme s’il était un monstre. C’est fini, dit Esther en caressant la tête de la fillette, on n’en parle plus.

Elle lut ce jour-là sans attention, distraite par la moindre chose. Misia traînait à quelques pas du groupe, portant Djumbo dans les bras. L’enfant pleurait. Il avait grandi, commençait d’être attiré par le monde, comme on l’est à cet âge et peut-être même toujours, en s’y cognant. Misia tâchait de le consoler. Il braillait plus fort quand sa mère l’embrassait (comme si un baiser pouvait compenser le monde perdu !), cabré en arrière, ne songeant qu’à essayer ses jambes et ses bras neufs, à se traîner à quatre pattes et à sucer les cailloux. Mais le sol était plein de morceaux de verre et de fils rouillés, Misia portait son fils toute la journée. Et lui n’en pouvait plus des bras de sa mère, des seins de sa mère, de l’odeur de cette chair qui couvrait pour lui l’odeur du monde. La femme et l’enfant s’éloignèrent. Et maintenant la fable de la semaine ! dit Esther. Ouais ! Ouais ! s’écrièrent les enfants. Le Loup et l’Agneau, annonça Esther. Elle lut : "La raison du plus fort est toujours la meilleure. Nous l’allons montrer tout à l’heure." »

 

Un petit garçon, Sandro, meurt après avoir été renversé par une voiture dont le chauffeur s’est enfui. Je trouve ce passage difficile bien capté par la sensibilité d’Alice Ferney, en évitant l’écueil de la sensiblerie, approchant avec respect les caractères ou les tempéraments des personnages du campement. Page 169 :

« La colère monta en elle comme un sang neuf. S’ils étaient allés à l’école au lieu de courir dans la rue, cela ne serait pas arrivé. C’était un droit, ils l’auraient.

Mais d’abord elle laissa passer le temps. C’est seulement de temps que sont faits les deuils, de sa trame impalpable dont on ne voit jamais que les effets. Le temps qui nous fait sortir de tout, qui a ce pouvoir de nous changer, de nous bonifier et de nous altérer, de nous tirer du plus grand malheur comme de l’émoi et des éblouissements, et de nous-mêmes, à la fin, de notre corps charnu et lourd. Oui, le chagrin se casserait contre la vie, les autres enfants, les caresses de l’amour, les arbres qui reverdissent, et le soleil qui vient. Mais combien faudrait-il de jours et de nuits, de larmes et de baisers sur Misia, pour effacer et reprendre, on ne pouvait pas le savoir. Donc Esther attendit.

Ce ne fut pas si long. Un fils manquait à Misia, mais elle vivait avec deux enfants et un époux. On ne fait pas comme on veut la grève du vivre. Les contraintes n’avaient pas changé, ni l’obligation d’exister au-delà des revers. Lulu était plus détruit que son épouse : il avait moins à faire. Il aurait voulu parler de Sandro, et Misia l’avait interdit. La peine séparait les époux autant qu’elle les rapprochait. Lulu était sans cesse après sa femme. Misia portait Djumbo sur sa hanche. Elle avait ce lien avec la chair nouvelle qui manquait à Lulu. Donne-le un peu, murmurait-il. Mais l’enfant s’accrochait à sa mère. Et l’enfant berçait sa mère dans ce qui en lui, de nature et d’enfance, le propulsait vers la vie. Misia était prise dans cette maille tendre. Anita elle aussi suivait sa mère partout. Elle lui tenait la main, en caressait le dos avec un regard parfaitement vide. Parfois Misia lui rendait cette étrange caresse. On eût dit deux folles. Les autres les regardaient à la dérobée, dans l’oisiveté où ils étaient tous, la mère la fille, la mère et la sœur du défunt. »

 

Ce roman parle aussi de la transmission, de ce qu’une femme qui ne possède aucun objet de valeur laisse avec ses mots, quand elle sait qu’elle va devoir tout rendre bientôt. Pages 267 et 268 :

« Tu as donné beaucoup de temps, dit Angéline. Elle se redressa contre l’oreiller, et comme Esther avançait son bras pour l’aider, la vieille dit : Laisse ! Je suis pas si faible (mais Esther vit bien qu’elle l’était). La vieille reprit ce fil de mots qu’elle ne lâchait plus. Le temps, dit-elle, c’est le plus précieux, et à côté le reste n’est presque rien. Elle dit : La seule chose qui manque, qui est comptée et cruelle, c’est le temps. Esther ne pouvait pas parler. Aucun mot n’aurait pu traverser sa gorge. Angéline dit : Ne pleure pas. Esther secoua sa tête pour signifier oui, mais simplement ce mouvement pour dire quelque chose la fit pleurer. Elle essuya la larme qui était tombée. Angéline dit : Toute ma vie j’ai été pauvre et maudite, et tout ce temps j’ai aimé ma vie. Elle dit : Et maintenant je vais aimer le ciel. Elle répéta : Ne pleure pas. Puis avec un air désolé : Tu es trop tourmentée. Quel dommage, dit-elle, tu es belle, tu es jeune, tu as un bon mari, ne sois pas dans le tourment. Esther eut un sourire minuscule. Angéline dit : Si tu avais été autrement faite, tu ne serais pas venue vers nous. Mais souviens-toi de ce que je te dis là : Donner aussi est une maladie. Et maintenant va me chercher Milena. Esther se leva. »

Et si c’était cette posture-là qui permettait de vraiment "gagner sa vie" ? Qui peut avoir peur alors de tout perdre en mourant ? Bon, je n’ai pas envie de tester tout de suite, mais j’en prends note, pour m’alléger un peu quand il n’y aura plus le choix. Je comprends mieux le titre « Grâce et dénuement ». Ce roman permet de nombreux moments de réflexion à propos des rôles des femmes et des hommes, du sens de la vie ou du non-sens, de la place de chacun pour faire société ou en être exclu, du don et du vol, de la sagesse et de la folie, de la violence et de la douceur, de l’école aussi…  Et puis Alice Ferney nous laisse faire notre chemin.

 

¤¤¤Nathalie¤¤¤

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