"Le dérèglement du monde ", Amin MAALOUF, Ed. Grasset 2009

Publié le par guedou.alivreouvert.over-blog.com

dérèglement du monde Maalouf   Avec ce Blog, je peux aussi vous faire apprécier l'écriture et les belles idées d'Amin Maalouf, sans autres commentaires superflus...

 

 

 

 

 


 

pages 272 à 276 :


« Depuis des millénaires, nos civilisations naissent, se développent, se transforment ; elles se côtoient, elles s’opposent, elles s’imitent, elles se différencient, elles se laissent copier ; puis, lentement, ou brutalement, elles disparaissent, ou alors elles fusionnent les unes avec les autres. La civilisation de Rome a rejoint un jour celle de la Grèce ; chacune a gardé sa personnalité, mais elles ont également opéré une synthèse originale qui est devenue un élément majeur de la civilisation européenne ; ensuite est survenu le christianisme – né au sein d’une tout autre civilisation, principalement juive, avec des influences égyptiennes, mésopotamiennes, et plus généralement levantines -, et il est devenu, à son tour, un constituant essentiel de la civilisation de l’Occident. Puis sont arrivés d’Asie les peuples dits barbares, les Francs, les Alamans, les Huns, les Vandales, les Goths, tous les Germaniques, les Altaïques, les Slaves, qui ont fusionné avec les Latins et les Celtes pour former les nations d’Europe.

La civilisation arabo-musulmane s’est constituée de la même manière. Quand les tribus arabes, dont celle de mes ancêtres, sont sorties de leur péninsule désertique et fruste, elles se sont mises à l’école de la Perse, de l’Inde, de l’Egypte, de Rome et de Constantinople. Puis sont arrivés des confins de la Chine les tribus turques, dont les chefs sont restés nos sultans et califes jusqu’après la naissance de mon propre père ; avant d’être renversés par un mouvement nationaliste moderniste qui voulait amarrer solidement son peuple à la civilisation de l’Europe.

 

 

Cela pour rappeler l’évidence, à savoir que nos civilisations sont, depuis toujours, composites, mouvantes, perméables. Et pour m’étonner qu’aujourd’hui, alors qu’elles sont plus que jamais entremêlées, on vienne nous raconter qu’elles sont irréductibles les unes aux autres et destinées à le rester.

Aujourd’hui ? Alors que des milliers de cadres chinois sont formés en Californie et que des milliers de Californiens rêvent de s’installer en Chine ? Alors qu’en parcourant le monde, on doit faire un effort pour se rappeler si l’on s’est réveillé à Chicago, à Shanghai, à Dubaï, à Bergen ou à Kuala Lumpur ? C’est aujourd’hui qu’on vient nous chanter, sur la foi de quelques comportements déroutants, que les civilisations demeureront distinctes et que leur affrontement sera pour toujours le moteur de l’histoire ?

Si nos civilisations éprouvent le besoin d’affirmer bruyamment leur spécificité, c’est justement parce que leur spécificité s’estompe.

Ce que nous contemplons aujourd’hui, c’est le crépuscule des civilisations distinctes, non leur avènement, ni leur apothéose. Elles ont fait leur temps, et le moment est venu de les transcender toutes ; d’apprivoiser leurs apports, d’étendre au monde entier les bienfaits de chacune, et de diminuer leur capacité de nuisance ; pour bâtir peu à peu une civilisation commune, fondée sur les deux principes intangibles et inséparables que sont l’universalité des valeurs essentielles et la diversité des expressions culturelles.

Afin qu’il n’y ait aucun malentendu, je précise : pour moi, respecter une culture, c’est encourager l’enseignement de la langue qui la porte, c’est favoriser la connaissance de sa littérature, de ses expressions théâtrales, cinématographiques, musicales, picturales, architecturales, artisanales, culinaires, etc. A l’inverse, se montrer complaisant envers la tyrannie, l’oppression, l’intolérance ou le système des castes, envers les mariages forcés, l’excision, les crimes « d’honneur » ou l’assujettissement des femmes, envers l’incompétence, l’incurie, le népotisme, la corruption généralisée, envers la xénophobie ou le racisme sous prétexte qu’ils proviennent d’une culture différente, ce n’est pas du respect à mon sens, c’est du mépris déguisé, c’est un comportement d’apartheid – serait-ce avec les meilleures intentions du monde. Je l’ai déjà dit, mais je tenais à le redire dans ces dernières pages pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur ce qu’est pour moi la diversité culturelle, et sur ce qu’elle n’est pas.

Ce mot si ample de « civilisation », je continuerai à l’utiliser, pour ma part, à la fois au pluriel et au singulier. Il me semble, en effet, parfaitement légitime de parler tantôt « des » civilisations humaines, et tantôt de « la » civilisation humaine. Il y a les trajectoires particulières des nations, des ethnies, des religions, des empires. Et il y a l’aventure humaine dans laquelle nous sommes tous embarqués, individus et groupes.

C’est seulement si l’on croit à cette aventure commune que l’on peut donner un sens à nos itinéraires spécifiques. Et c’est seulement si l’on croit à l’égale dignité des cultures que l’on est habilité à les évaluer, et même à les juger ; en fonction, justement, des valeurs qui s’attachent à ce destin commun, et qui sont au-dessus de toutes nos civilisations, de toutes nos traditions, de toutes nos croyances. Car rien n’est plus sacré que le respect de l’être humain, la préservation de son intégrité physique et morale, la préservation de sa capacité à penser et à s’exprimer ; et aussi la préservation de la planète qui le porte.

Si nous voulons que cette fascinante aventure se poursuive, il nous faut dépasser notre conception tribale des civilisations comme des religions, libérer les unes de leurs carcans ethniques, débarrasser les autres du venin identitaire qui les dénature, qui les corrompt, et qui les détourne de leur vocation spirituelle et éthique.

En ce siècle, nous aurons à choisir entre deux visions de l’avenir.

La première est celle d’une humanité partagée en tribus planétaires, qui se combattent, qui se haïssent, mais qui, sous l’effet de la globalisation, se nourrissent, chaque jour davantage, de la même bouillie culturelle indifférenciée.

La seconde est celle d’une humanité consciente de son destin commun, et réunie de ce fait autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer, plus que jamais, les expressions culturelles les plus diverses, les plus foisonnantes, préservant toutes ses langues, ses traditions artistiques, ses techniques, sa sensibilité, sa mémoire, son savoir.

D’un côté, donc, plusieurs « civilisations » qui s’affrontent, mais qui, culturellement, s’imitent et s’uniformisent ; de l’autre, une seule civilisation humaine, mais qui se déploie à travers une infinie diversité.

Pour suivre la première de ces deux voies, il suffit que nous continuions à dériver paresseusement, au gré des secousses, comme nous le faisons aujourd’hui. Choisir la seconde voie nécessite de notre part un sursaut – en serons-nous capables ? »

 

Boire du lait et du miel...

Et un lien pour voir la bande annonce d'un film à ne pas manquer, "La Source des Femmes", en V.O. sous-titrée de préférence :

http://www.youtube.com/watch?v=fj_vYku6AmE

 

 

¤¤¤Nathalie¤¤¤

Publié dans Nos coups de coeur

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